Les mirages de la croissance africaine

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IMG_2598Si l’on s’en tient aux chiffres, le continent le plus pauvre au monde connaîtrait un relèvement économique prodigieux. Mais une Commission spécialisée de l’ONU pointe du doigt un modèle fragile : industrialisation en berne, chômage persistant et investissements mal orientés. A rebours des recettes néolibérales, elle propose une plus forte intervention des États.

C’est un indicateur économique qui fait parler de lui, inspire des études et aiguise les appétits. Robuste et continue depuis de nombreuses années, la croissance du Produit intérieur brut (PIB) des pays d’Afrique subsaharienne fait saliver les puissances diplomatiques et financières. En 2013, elle était de 5%, alors que l’économie mondiale progressait de 3%, et que celle de la zone euro stagnait (- 0,3%). Si l’on s’en tient à la froideur des chiffres, l’année 2014 sera encore meilleure pour le continent qui demeure le plus pauvre de la planète.

Pour l’instant, ce sont des non-Africains qui s’enthousiasment le plus bruyamment au sujet de cette « bonne nouvelle ». Lors du sommet Etats-Unis/Afrique, organisé du 4 au 6 août dernier, le président Barack Obama faisait assaut d’optimisme. « Avec certaines des économies à la croissance la plus rapide au monde, une classe moyenne qui se développe, la population la plus jeune de la planète et la croissance démographique la plus rapide au monde, l’Afrique contribuera à façonner le monde comme elle ne l’a jamais fait auparavant », déclarait-il.

Au-delà des projections des autres sur elle, comment l’Afrique vit-elle ce que l’on présente comme un boom économique sans précédent ? Les peuples parviennent-ils à tirer parti de la croissance que l’on s’accorde à décrire comme extraordinaire ? Un modèle de développement pérenne se met-il en place ? Le dernier sur le développement de l’Afrique, publiée en juillet dernier par la Commission des Nations unies pour le commerce extérieur et le développement (CNUCED), dont les points de vue détonnent généralement au milieu du chorus néolibéral de la « communauté internationale », met sur le tapis un certain nombre de questions souvent éludées : la pertinence et la durabilité du « modèle de développement » qui se met en place ; la douloureuse persistance de la grande pauvreté ; et le rôle de l’État dans la gestion de l’économie.

Cette industrialisation qui ne vient pas

Le rapport de la CNUCED pointe une anomalie préoccupante. Les économies des pays africains, dont on dit qu’ils vont mieux, ne se « transforment » pas. Certes, le secteur des services croît, mais il crée surtout des emplois informels, peu qualifiés et peu rémunérés. La part de l’agriculture dans la production et l’emploi ne diminue pas, notamment parce que l’industrie est chroniquement faible. « Les données disponibles indiquent que la part de l’activité manufacturière dans la valeur ajoutée totale a diminué au cours des deux dernières décennies; elle est passée d’une moyenne de 14 % pour la période 1990–1999 à 11 % pour la période 2000–2011 », fait remarquer la Commission. L’Afrique consomme plus qu’elle ne produit. Elle importe plus qu’elle n’exporte. Les biens manufacturés provenant de Chine sont meilleur marché que ceux qui sont fabriqués localement par des entreprises de taille bien moindre. Et les accords de partenariat économique (APE) avec l’Union européenne, qui devraient supprimer progressivement les barrières douanières, ne sont pas faits non plus pour préserver un embryon de tissu industriel local déjà bien malmené…

Grande pauvreté et chômage persistent

Quelle est la valeur de la « croissance » si elle ne se traduit pas par un vrai recul de la misère ? « Le problème de la faim et de l’extrême pauvreté persiste, et le chômage et les inégalités ont augmenté au cours de la dernière décennie », s’inquiète le dernier rapport de la CNUCED sur le développement de l’Afrique. Certes, en termes de ratios, le taux de pauvreté a baissé, mais le nombre de personnes vivant sous le seuil de pauvreté a augmenté, poussée démographique aidant. Les chiffres du chômage semblent souvent totalement déconnectés des performances économiques globales. Notamment dans les pays où les hydrocarbures concourent de manière prépondérante à la richesse nationale, alors qu’elles créent très peu d’emplois. Comment sortir de cette impasse ? « Par l’investissement, et l’investissement public notamment », répond en substance la CNUCED.

Les États doivent se mettre au centre du jeu

La forte croissance africaine, portée par la consommation des ménages et des États, ne stimule paradoxalement pas les investissements, qui sont bien plus en retrait que dans les pays en développement d’Asie et d’Amérique latine. « Des travaux de recherche montrent que les taux d’investissement en Afrique sont inférieurs au niveau optimal, c’est-à-dire au niveau qui serait nécessaire pour réduire durablement la pauvreté et assurer la réalisation d’objectifs internationaux de développement », déplore la CNUCED. De plus, les banques et les entreprises privées n’investissent pas forcément dans les secteurs qui en ont le plus besoin. Au Ghana, en 2012, les crédits bancaires sont d’abord allés au commerce et à la finance (26,5% du total) et aux services (26,3%), loin devant l’industrie (11%) et l’agriculture, la foresterie et la pêche (4,8%). Pour sortir de ce piège, la CNUCED propose une solution qui va à l’encontre du discours néolibéral dominant : les États doivent retrouver le rôle d’investisseurs qu’ils avaient abandonné à la faveur des plans d’ajustement structurel concoctés par le Fonds monétaire international et la Banque mondiale au début des années 1980. « On pense souvent que l’accroissement de l’investissement public est inséparable de l’expansion du secteur public, laquelle serait intrinsèquement nuisible au développement du secteur privé et à la croissance à long terme. Cette vision des choses a fait beaucoup de tort aux pays en développement et doit être corrigée », martèle la CNUCED. « Une hausse de l’investissement public devrait être au cœur de toute stratégie visant à accroître l’investissement intérieur dans les pays africains », insiste l’institution dans son rapport. Sera-t-elle entendue ?

Théophile Kouamouo

Encadré

Comment l’Éthiopie devient un pays industriel

Symbole médiatique de la famine en Afrique, l’Éthiopie est paradoxalement un des pays non pétroliers qui s’en sort le mieux, tout en partant de très bas. Avec des taux de croissance au-dessus de 10% mais aussi un doublement des inscriptions dans l’enseignement secondaire en une décennie. La particularité de ce pays est qu’il s’est engagé dans un processus volontariste d’industrialisation sous la houlette d’un État qui n’a pas eu peur d’être accusé d’interventionnisme. Historiquement, le pays, fort d’un cheptel de 72 millions de têtes de bétail, est un producteur important de peaux brutes et semi-transformées. Mais il a eu de grandes difficultés à développer une transformation qui aboutirait à du cuir de qualité supérieure ou en chaussures et en accessoires de maroquinerie.

En 2002, le gouvernement prend le taureau par les cornes et impose une taxe de 150% sur les exportations de peaux à faible valeur ajoutée. Il crée des zones industrielles et accentue la formation dans les technologies liées au cuir. Dans ce contexte, les entreprises étrangères n’ont pas d’autre choix que de soutenir des partenaires locaux engagés dans un processus de transformation de la matière première en produits finis. Aujourd’hui, les géants chinois de la chaussure ont commencé à délocaliser leur production dans une Éthiopie désormais dotée d’ouvriers qualifiés, certes en nombre insuffisant.Tout est loin d’être rose. Il faut faire avec la pénurie d’électricité, qui entraîne des coupures de courant intempestives dans les usines – Pékin finance d’ailleurs de très ambitieux programmes énergétiques. Les salariés sont mal payés (50 dollars américains en moyenne par mois, neuf fois mois qu’en Chine, mais plus que dans les campagnes délaissées du pays). Cela dit, un cap dans la « transformation » de l’économie a été franchi, et les conditions objectives de création d’une classe ouvrière nationale sont en train d’être créées par la force des choses.

T.K.

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